ENQUÊTE – De nombreux enfants devenus adultes entretiennent une relation malsaine avec leurs parents. Quêtant en vain l’approbation et l’amour de leur père ou de leur mère.
Par Madeleine Meteyer

 Le SMS est arrivé un après-midi d’octobre, elle faisait la vaisselle d’une main molle, fatiguée par des pensées pénibles, tournées comme souvent vers cet «abruti». «En fait, j’ai réfléchi, lui écrivait une amie. Il est mesquin, toxique. Franchement, tu ne peux pas l’éviter un peu ?» Quelque chose du genre, Paloma ne s’en souvient plus en détail. Elle a souri mollement, a répondu «compliqué : c’est mon père hein.» Puis elle a pleuré, assise sur son lit. Chasse-t-on un père de sa vie pour avoir dit que votre conjoint vous supportait par «obligation» ou que vous aviez dès la naissance, c’est marrant, non, un caractère «un peu pervers, enfin manipulateur…» Pas quand il vous a pendant vingt ans logée, nourrie, payé vos études, n’est-ce pas ?

À 32 ans, cette institutrice en Seine-Saint-Denis est engluée dans une relation toxique. Dans le cadre familial, cette étiquette psychologique à la mode désigne «une relation d’aliénation où l’enfant, pourtant victime du lien, est prêt à entrer en guerre contre soi-même afin de ne pas blesser son parent dont il estime qu’il veut évidemment son bien», explique le psychologue Emmanuel Ballet de Coquereaumont. Où l’enfant est prêt à croire que ce n’est pas si grave de sortir des repas familiaux la tête grosse comme un melon, l’estime de soi en bouillie.

Depuis quelque temps – est-ce dû au vote de la loi sur les violences psychologiques de 2019 ? Aux révélations sur l’inceste qui ont contribué à éroder la réputation de cocon protecteur de la famille ? -, la formule se propage. De plus en plus de groupes de témoignages s’ouvrent où des dizaines de milliers d’ex-enfants qui n’ont pas cessé de l’être déversent leur tristesse et leur rage. Sur Instagram, la page Parents toxiques compte 68.000 abonnés.

Quand certains évoquent une enfance bousillée par des viols, des coups, d’autres avancent à petits pas, semblent vouloir faire tâter par les autres la nature de leur souffrance. «La société nous dit qu’un enfant maltraité est un enfant battu, enfermé dans la cave, écrit une femme de 31 ans. Pourtant, au sens de la loi, les insultes, les moqueries, sont des violences. J’ai mis du temps à comprendre que ma mère avait deux côtés. J’ai de bons souvenirs avec elle. Et tout le reste. (…)  »T’es trop conne pour garder un mec »,  »Sans nous, tu n’es rien ».»

Une maltraitance insidieuse, légère, qui peut rendre un enfant «hyper mal dans sa peau, sournois, maladroit, porté sur le conflit», s’afflige Marie Andersen, psychologue, auteur de La manipulation ordinaire (Marabout, 2019), qui dit avoir découvert dans son cabinet «ce que les parents peuvent faire subir d’abominable à leurs enfants : le chantage, les menaces, le dénigrement :  »Tu n’es qu’une larve »,  »Je n’ai aucune confiance en toi. »» Les regards moqueurs, l’indifférence manifeste qui rongent le ventre. Et la culpabilité, offerte en prime, cadeau.

Tristesse, colère et culpabilité

«Vivre auprès de parents toxiques c’est être victime et coupable à la fois, explique d’une voix blanche Virginie, 40 ans, factrice à Morteau (Doubs). De ne pas être assez bien… de décevoir constamment…» Coupable aussi, si l’on se plaint, d’aimer «faire des histoires» ou d’être trop sensible. «J’ai même douté de ma santé mentale», témoigne Mélissa dont le père voulait que ses enfants «aiment les mêmes choses que lui sinon il nous rabaissait». C’est pour en être aimé qu’elle a joué sans goût de la guitare, posé des questions dont les réponses lui étaient indifférentes sur les fusils. «Il me disait quand même que j’étais incapable, qu’il s’entendait avec tout le monde.» Sauf elle. De quoi faire ricocher dans sa tête cette question lancinante «et si c’était moi le problème ?»

Pour que l’enfant devenu adulte puisse apporter une réponse saine à cette question, la psychanalyste Anne-Catherine Sabas entreprend de faire distinguer à ses patients «le parent imparfait du parent toxique. Car même les meilleurs parents laissent échapper des paroles malheureuses, croit bon de rappeler l’auteur d’Une famille enfin paisible (Éditions du Rocher, 2021). La différence est qu’un bon parent sait demander pardon, accepte que son enfant puisse aussi le pousser à s’améliorer.» Culpabilise, en somme, de temps en temps. Quand le toxique, «n’a aucune conscience des dommages qu’il peut causer», constate la psychologue Marie Andersen. «S’il remarque le mal-être de son enfant, le maladroit va essayer de se corriger là où le toxique va le dissocier de sa propre attitude en considérant ce mal-être comme un problème en soi.» Ainsi le père de Paloma l’accuse-t-il d’être «défiante» comme on blâme un trait congénital. Sans piger que ça a peut-être un rapport avec lui.

L’âne ne se transforme pas en cheval de course

Une fois qu’on a identifié le parent toxique, reste à savoir quelle place lui accorder. Si Paloma continue de fréquenter son père, c’est qu’elle n’a pas passé la première étape recommandée par les spécialistes de l’emprise : «dire aux parents ses quatre vérités. Pour lui donner une seconde chance.» (Anne-Catherine Sabas) ; «Exprimer le mal-être pour faire comprendre au parent qu’il en est le responsable» (Marie Andersen) ; «Avouer comment on se sent dans la relation. Pas pour la réparer mais pour défendre qui on est. C’est important pour le psychisme.» (Emmanuel Ballet de Coquereaumont). Elle craint le scandale, Paloma. De passer pour une emmerdeuse aux yeux de ses sœurs qui ne vivent pas si mal qu’elle le fait d’avoir un père… compliqué. «Alors que personne ne sait mieux que la personne elle-même si son intégrité physique et psychique est menacée», explique la psychanalyse Anne-Catherine Sabas. Question de limite.

En 2019, ayant atteint les siennes, Katia (ce prénom a été modifié), 42 ans, enregistra une vidéo destinée à ses parents où elle expliquait entre autres choses avoir mal reçu des phrases comme la réplique préférée de sa mère : «j’ai été abîmée par ma mère, donc je t’ai abîmée et tu abîmeras tes enfants». La vidéo envoyée, Katia coupa les ponts pendant un an. Le temps de la digestion. Plus un mot. Une rupture radicale que peut préconiser la psychologue Marie Andersen : «Elle peut servir à l’enfant à se renforcer. Pour mieux revenir plus tard vers ses parents, en les regardant comme des personnes certes compliquées à gérer mais dont on n’attend plus rien.» Comment ça «dont on n’attend plus rien» ? Un lien de cette nature ne se répare pas ?

«Par définition, le parent toxique est celui qui ne permet pas le dialogue, rappelle Emmanuel Ballet de Coquereaumont. Qui justifie son action en disant  »je fais ça pour ton bien ».» Dès lors, pourquoi s’amenderait-il ? «Ce n’est pas possible de demander à quelqu’un de nous donner une chose qu’il ne nous a jamais donnée.» Ainsi les parents de Katia, même après leur brouille, continuent-ils de penser qu’ils ont simplement écopé d’une fille «trop sensible qui interprète toujours mal ce qu’on lui dit.» Elle les voit maintenant aussi peu que possible, une fois par mois, pour les petits-enfants : «Mais je les crains toujours un peu ces rencontres. Je n’aime pas être en leur compagnie. Tout en continuant à chercher leur approbation dans tout».

La mère de Virginie, la factrice de Morteau, n’a pas non plus trouvé son chemin de Damas. «Tu ne sais pas la chance que tu as d’avoir une mère comme moi» lui a répété cette dernière pendant des années. Sans jamais comprendre que son commentaire après la perte de son bébé à huit mois de grossesse, «venant de toi, ça ne m’étonne pas», avait pu quelque peu pourrir leur relation. Virginie ne voyait plus qu’une issue : la rupture pour de bon. En 2016, elle écrivit une longue lettre à «cette femme» en la vouvoyant tout le long. «Pour lui dire qu’elle n’avait pas d’empathie, que je ne la laisserai plus voir mes enfants.» Cinq ans sans nouvelle. Pas un signe. Quoiqu’elles se soient croisées deux fois. «J’étais tétanisée. Elle a fait comme si elle ne me connaissait pas.» Elles vivent à 8 km l’une de l’autre.

Histoire d’avoir un bon motif pour refuser de venir partager le rôti du dimanche, un des patients de Marie Andersen a lui déménagé à l’étranger. Mélissa, elle, a envisagé de changer de nom «À un moment donné, je pensais demander à porter celui de mon grand-père maternel. Je voulais renaître pour me reconstruire.» Il lui a fallu une psychothérapie de huit ans pour comprendre que nier sa «filiation» ne l’aiderait pas dans sa reconstruction. Aujourd’hui, elle envisage simplement de ne jamais reparler à son père. De marcher sur les traces de Virginie qui, si elle ne regrette «pas du tout» sa décision, juge avoir déboursé un prix très élevé pour sa santé mentale : «Je suis considérée comme une mauvaise fille par des gens qui pensent savoir ce que ça fait d’avoir eu des petites brouilles avec leurs parents et s’en être très bien remis, eux. Moi j’ai connu la souffrance pendant des années : je n’ai plus de famille. Une mère me manque.»